Pensées
Le nuage rose

Le nuage rose

Hier soir c’était différent. Le soleil venait de se coucher. Subsistait un nuage au dessus des arbres. Plus vraiment dans le bleu, pas encore dans le rose.

Cela va bientôt faire un mois que tout s’est arrêté. Que le monde a plongé dans une lumière blafarde et aveuglante. Si je m’y attendais ?

Non.

Je pensais que l’on regarderait la fonte des glaces. Que les canicules s’enchaîneraient. Que les problèmes s’accumuleraient comme les dossiers sur un bureau important. Je ne pensais pas à un choc brutal, mondial, comme la pression de la ceinture de sécurité sur la poitrine en évitant le pire.

J’ai regardé la situation au loin. J’ai vu la vague venir. Je l’ai vue s’étaler, je ne la vois pas repartir. La marée monte encore plus haut qu’à la fin du mois d’août.

Les premiers jours m’ont été d’une douleur immense. Pourtant, je suis dans le luxe le plus total. Mais la peur s’est emparée de mon corps. Mes mains pleines de fourmis, mes jambes qui ne tenaient plus. Mon dos affalé ne voulant plus me supporter. Le souffle court, la poitrine étriquée, la gorge nouée.

Pas de virus à l’horizon mais l’angoisse qu’il vienne planer sur mes proches et moi.

De lui, personne ne sait rien. Chacun y va de son pronostic, démenti quelques semaines plus tard. Une grippe ? 80% en guérissent sans passage à l’hôpital, les masques non nécessaires. Ah, mais finalement si. Enfin comme vous voulez.

Comme on veut.

Surnois, rapide, mortel, il prend tout le monde et toute la place. L’invisibilité est bien le meilleur pouvoir.

J’ai compté les jours, ma tête s’est perdue dans les chiffres. La date, l’heure, la tension, le rythme cardiaque. Le thermomètre sur le bord du lavabo comme objet quotidien. Je me suis fait des films. De très mauvais films. Des films sans musique ni travelling. Des films que je ne voudrais pas voir, même si le cinéma était ouvert.

Le temps ne me paraît plus si long, seulement envolé. J’aime les soirs lorsque le calme semble revenir. La douceur du printemps qui s’installe tandis que l’on reste enfermé. Je m’éloigne des informations, du nombre de morts que je sais inexact. Des dates annoncées, des médicaments qui fondent comme neige au soleil, de l’euthanasie que l’on ne nomme pas « ne confondez pas tout ».

Je m’en tiens à l’écart même si ma vieille voisine met le JT à fond, la fenêtre ouverte. Elle est vivante.

Une partie de mon cerveau a bien assimilé que le monde d’avant ne reviendrait plus. Il n’y aura plus l’innocence. Une autre partie de mes pensées s’en remet aux temps futurs. À ce qui n’existe pas encore. Aux fleurs qui s’ouvriront à nouveau, aux corps que l’on va craindre longtemps. Aux rassemblements qui risquent de rester vides. Aux peurs indélébiles.

Parfois ces deux parties de mon cerveau se rencontrent et c’est dans ces moments que tout s’accélère, que je m’allonge par terre en pleurant. Le passé est trop loin pour que je m’y raccroche, le futur n’existe pas, je n’ai aucune prise. Le présent glisse, comme le savon qui abîme ma peau.

2 thoughts on “Le nuage rose

    • Author gravatarAuthor gravatar

      Un jour, on se verra et je te ferai un gros câlin. Avant de monter dans un avion, j’appelle une amie à qui je dis juste : « on va embarquer ». Elle me répond : « Ca va bien se passer ». C’est bête mais ça m’apaise. Alors ce soir, je te dis : « Ça va bien se passer, Chloé ». Et au pire, on ira vivre à Buckingham.

    • Author gravatarAuthor gravatar

      C’est un très beau texte. Comme toujours, c’est sensible. Je sens le déferlement des immenses vagues, terrifiantes. Mais il y a aussi quelque chose de doux qui donne de l’espoir, une petite lueur qui s’obstine et qui a une certaine force.
      Mettre des mots, c’est toujours se permettre d’avancer… merci Chloé.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *