
Detroit : en noir et blanc
Cette année, la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow revient avec un film ambitieux. Un film de presque 2h30 sobrement intitulé Detroit et qui déroulera sous les yeux des spectateurs une histoire pas totalement éclairée et résolue.
En 1967, dans la ville de Detroit aux États-Unis des émeutes éclatent. La population afro-américaine a massivement migré dans cette ville dans l’idée d’y trouver du travail dans les nombreuses usines qui commençaient à y fleurir.
La police locale tombe sur la population noire sans cesse. Une fête trop arrosée, un pas un peu trop rapide, une provocation. Detroit ne parle pas des émeutes de manière générale mais d’une histoire très précise.
Les Dramatics est un groupe de musique qui rêvent d’intégrer la Motown à l’époque, au même titre que les Supremes. Mais le jour où ils allaient enfin se présenter devant les patrons, la salle est vidée de ses spectateurs par la police qui estime que l’ambiance devient trop « chaude » et que chacun doit rentrer chez soi. En 5 minutes, la salle est totalement vide et le rêve de ces 5 garçons qui avaient pourtant revêtus leurs plus beaux costumes de scène violets à paillettes, s’évanouit.
Deux d’entre eux, le chanteur à la voix absolument sublime et fragile puis le manager de la bande, décident de prendre une chambre dans un hôtel proche puisque le bus n’ira pas jusqu’à chez eux à cause des violences entre la police et les noirs.
Attristés mais décidés à s’amuser, ils se promènent dans l’hôtel puis autour de la piscine pour trouver des filles. Ils finissent par se lier à deux jeunes femmes blanches venues de l’Ohio qui connaissent les ¾ de l’hôtel.
Ils se retrouvent dans une chambre, on y voit alors cette communauté noire qui se serre les coudes mais qui est dégoûtée. Dégoûtée du traitement qui leur est réservé. On leur tire dessus comme s’il y avait des points à gagner, la police locale se pense supérieure à toute la population et prend à malin plaisir à l’humiliation. Ils veulent la communauté noire à leurs pieds, surtout les hommes puisque les femmes, c’est sous les mains qu’ils les préfèrent. Le film montre par détails légers ce principe si vieux mais toujours vérifié de l’homme blanc qui rêve de dominer la femme noire dans sa sexualité débridée. Ça se voit par les regards insistants, sales et les mains sur les fesses lors des interpellations.
Ce sont des scènes qu’on a vues des centaines et des centaines de fois. Au cinéma, à la télévision, dans la rue et dans de nombreux pays divers. Dans Detroit, on n’y échappe pas, on voit les bandes de noirs arrêtés par les autorités blanches.
Des gens qui souvent n’ont rien fait ou si peu. Si peu dans le sens où si ces mêmes actes avaient été commis par des blancs, aucune décision aussi radicale n’aurait été prise.
Sur 2h nous vivons l’enfer de ces gens qui n’ont rien demandé à personne et qui devront attendre dans la peur, la nervosité et les larmes, les mains contre le mur, dos à la police, la tête baissée. Toujours la tête baissée car ils n’ont pas le droit de croiser le regard des policiers blancs, ils ne sont pas assez biens pour ça. On les voit souffrir, mais pas de ces coups qu’ils se prennent en pleine figure, ni des coups de pieds sans relâche dans le ventre alors qu’ils sont déjà à terre. Ce qui les fait souffrir, c’est leur condition. De se dire qu’ils auront beau se comporter sans écart, c’est toujours sur eux que la police tombera, ce sont eux les coupables puisqu’ils sont noirs et fauteurs de troubles.
Le début du film est incisif et donne directement le ton. La police fait une descente dans une soirée privée. Pour quelques bouteilles d’alcool ils embarqueront 3 fourgons entiers remplis de noirs. Comme du bétail que l’on vient chercher. Aucun ne se rebellera puisqu’ils savent que s’ils disent quoi que ce soit, ils finiront ensanglantés. Par contre, la violence viendra du reste de la population. Ceux qui ne se font pas arrêter mais en ont assez qu’on ne les laisse pas vivre tranquillement. Ils crieront, se rebelleront mais la police, bien maligne, remplira ses fourgons et rentrera en terrain conquis.
Livrés à eux mêmes et dans une rage inexplicable, ceux qui resteront auront besoin de s’exprimer, de faire quelque chose, d’être entendu, de soulager leur colère.
Souvent, on pointe du doigt les émeutes, les voitures brûlées, les vitrines cassées. Mais prend-t-on la peine de monter jusqu’à l’élément perturbateur ? On ne brûle pas des voitures pour le plaisir de l’odeur, on ne casse pas des vitrines pour la rigolade. Le film le montre parfaitement, c’est ce besoin de s’exprimer et de se calmer alors que personne ne nous écoute.
Ce qui est également parfaitement montré c’est ce problème de hiérarchie. Le casting est incroyable car tous les acteurs incarnent leur personnage. Chez les policiers, sont volontairement choisis les pires. Les racistes jusqu’aux os, ceux qui ont la haine de l’autre, ceux qui veulent « buter du noir » en nombre, ceux qui veulent vivre dans une ville blanche et tranquille. Ces hommes complètement fous, aux visages imprimés de colère, aux yeux injectés de sang, au langage violent et aux muscles prolongés par les armes à feu.
Les 3 policiers principaux blancs sont interprétés par des acteurs aux visages énervés, aux cerveaux relativement vides. En témoigne d’ailleurs une scène où l’on demande à l’un des trois d’aller tuer « son noir », parfait exemple de cette connerie ambiante et de ceux qui se laissent embarquer dans des revendications qu’ils ne comprennent probablement même pas.
Le film dit des tas de choses. Dans ces plans lents et pleins de tension. Une image foncée, triste et souvent macabre. Tous ces plans pleins de chagrin où la musique s’invite parfois. Où la musique tente de faire oublier l’horreur sous nos yeux. La musique qui s’invite jusque dans une prière finale, celle que ces jeunes hommes feront avant de mourir d’une balle ou plus.
Le film présente quelques longueurs, mais elles sont souvent nécessaires. Je les pense intéressantes dans le sens où elles permettent de saisir tout ce temps sans fin que ces gens attendent sous les armes de la police. Des polices même devrais-je dire. Au moment des émeutes, le maire de la ville demande à l’État du Michigan d’envoyer la police d’État et même la garde nationale. Il y a plus de polices dans la ville que d’habitants, et l’on voit que toutes les polices n’ont pas le même but. Mais bons ou mauvais, il ne reste que les tueurs et les complices silencieux, alors qui garder ?
Les passages du procès sont pertinents et auraient parfaitement mérités qu’on s’y attarde, mais tous les autres passages sont aussi nécessaires et j’imagine qu’il a fallut faire des choix. Le film indigne mais au delà ce ça, il fait réfléchir. Sur la manière dont on a pu traiter des communautés entières mais aussi sur la manière dont on continue de les traiter. Comme des pestiférés, comme ceux qui ne méritent pas, comme ceux qui doivent travailler trois fois plus pour la même chose. On a beau vouloir changer les choses, c’est comme si la société était construite comme ça et que les choses n’allaient jamais changer.
Un des personnages qui échappe au pire développera une peur de l’homme blanc. Une peur légitime et qu’on ne peut que comprendre. La peur envers celui qui lui a infliger l’enfer.
Il dira qu’il ne veut plus « faire de la musique pour faire danser les blancs », quand ces mêmes blancs lui crachent dessus ou l’humilient une fois qu’il descend de la scène. C’est crève-cœur mais c’est une réalité. Les noirs sont acceptés lorsqu’ils divertissent la foule. Les noirs sont acceptés quand ils se soumettent, qu’ils font le ménage des blancs, qu’ils gardent les enfants des blancs, qu’ils ramassent les poubelles des blancs, qu’ils travaillent jusqu’à minuit quand les blancs ont une vie de famille, qu’ils soient les coupables parfaits. Que leur couleur de peau soit l’excuse qu’on ne peut contrer.
Qu’on accepte l’excuse du policier blanc qui dirait « je ne pouvais pas savoir s’il était armé ou pas, dans le doute j’ai tiré ».
Il a tiré, dans le dos d’un homme noir, qui avait volé des chips et quelques bières.
On tire dans le dos de ceux qui sont déjà à terre.
Chaque jour aux États-Unis encore aujourd’hui, en France aussi.
On tire sur ceux qui ne peuvent plus se révolter car ils portent des décennies de soumission, si bien qu’ils s’arrangent pour ne pas faire trop de bruit, pour ne pas déranger, car ils ne sont ici à en croire ce monde, que des invités dont plus personne ne veut.
Ceux qu’on a voulu lorsqu’ils étaient nécessaires dans la main d’œuvre mais dont on voudrait qu’ils rentrent chez eux. Alors qu’on le sait tous parfaitement, chez eux c’est ici, avec nous. Ou chez nous c’est ici, chez eux.